Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens, Ouvrage collectif

Une critique par Anna Taton.

Pourquoi nous ne sommes pas nieztschéens

            Il y a du bon comme du mauvais dans la poussière des livres. Du bon quand on y trouve la ferveur d’un esprit libre en train d’écrire. Du mauvais, lorsque la pensée s’enlise. Cette image contrastée dessine le paysage manichéen du livre Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens[1], qui se constitue de lectures éclectiques de Nietzsche par Alain Boyer, André Comte-Sponville, Vincent Descombes, Robert Legros, Philippe Raynaud, Alain Renaut avec Luc Ferry, et Pierre-André Taguieff. Il s’agira ici de discriminer la qualité variable des différents articles.

            La première constatation est qu’il ne faut pas se fier au titre. De toute évidence, on ne renvoie pas dans ce livre tant à Nietzsche lui-même qu’à sa réception française (entendre, entre autres, Foucault et Derrida, les maîtres à penser d’une époque révolue  dont ces essayistes cherchent à tout prix à se défaire) : les auteurs les plus probes du corpus le font ouvertement, quant aux autres, ils se livrent à une bataille aussi stupide que vaine contre la pensée de Nietzsche même, dont ils croient avoir percé les mystères par une lecture aussi brève que lacunaire. Nous verrons donc les deux aspects que traduisent les articles de cet ouvrage, d’une part, une lecture pertinente, d’autre part, le résultat d’une lecture aussi creuse que hâtive de la pensée nietzschéenne. Nous intéresserons tout d’abord, aux lectures de R. Legros, P. Raynaud et V. Descombes, dont les articles s’attaquent directement à la complexité de la pensée de Nietzsche et à sa réception en France. Puis, nous verrons les quatre dernières lectures, celle de A. Boyer, A. Comte-Sponville, L. Ferry/A. Renaut et P.-A. Taguieff, qui semblent témoigner d’une lecture lacunaire de Nietzsche et se livrer à un discours idéologique qui se solde par une apologie du libéralisme.

            Dans « la métaphysique nietzschéenne de la vie » de Robert Legros, on note un questionnement véritable quant aux implications du texte de Nietzsche : le surhumain n’est-il pas d’abord invention humaine ? Comment penser la vérité et la fiction unies sans se renier ? Comment parler de perspectives sans sujet ? Comment nier l’opposition d’un monde subjectif et objectif ? Comment considérer les valeurs comme un produit humain quand il s’agit d’expliquer que le sujet même n’a pas d’autonomie et n’est pas souverain ? Ces perplexités sont en effet au coeur du problème de la lecture de Nietzsche. Elles reviennent en fait à une seule et même question : comment parler de la philosophie de Nietzsche ? Puisque la langue elle-même repose sur des valeurs, sur la séparation (entre un monde sensible et un monde intelligible, entre la différence d’une chose à une autre), comment dire l’union originaire qui s’est perdue et que la généalogie de Nietzsche tente de reconstruire ? Pour Robert Legros, Nietzsche retomberait dans les imbroglios de la métaphysique. Un exemple : penser l’existence de l’ivresse artistique dont nous parle Nietzsche, ce serait renouveler avec une dimension transcendante dans le sujet qui se dépersonnalise pour mieux livrer une forme d’universalité dans son art. Nietzsche considère en effet que l’artiste est investi d’une ivresse qui lui permet de créer. R. Legros interroge l’origine de cette ivresse : elle lui semble un élément hétérogène dont s’empreigne le sujet. Le problème de cette lecture est qu’elle cloisonne le nietzschéanisme dans des structures dont il cherche à se défaire : elle suppose un sujet, un élément transcendant (l’ivresse venue d’ailleurs, d’une élévation) et la séparation entre le personnel et l’impersonnel. Mais l’ivresse n’est justement pas une imprégnation extérieure, une invasion hétérogène voire mystique qui aurait lieu au sein du sujet. Nietzsche n’est pas Hegel et la transposition artistique n’est pas la résultante d’un esprit qui se dévoile dans l’oeuvre. L’ivresse est le conflit à l’oeuvre entre des forces antithétiques qui permet à l’artiste sa virtuosité et non un quelque rapport mystique au réel ; sans quoi, il ne s’agirait encore que d’un art qui émanerait d’un prétendu lieu « supérieur » qui n’existe pas pour Nietzsche. Est-ce à dire qu’il nous est impossible de « dire » la lecture de Nietzsche ? Sans doute n’est-elle toujours que partielle, tantôt philosophie, tantôt littérature. Lorsque la lecture s’enferme dans le carcan du concept, rassemblement réducteur de vecteurs pluriels, elle revient à la négation même de ce que Nietzsche veut dire : « m’a-t-on compris[2] ? ».

            Philippe Raynaud traduit sa manière de voir Nietzsche dès le titre : « Nietzsche éducateur ». Il cherche à expliquer comment la lecture de Nietzsche peut être une propédeutique. Il nous enseignerait l’art d’une véritable critique, approche anti-conformiste qui sort des sentiers battus du politiquement correct, en se servant de la généalogie comme d’un outil immédiatement à la portée de la pensée pour s’approcher plus originellement du devenir; la pensée de Nietzsche serait « l’autocritique de la modernité »[3]  – étape nécessaire pour se défaire de ses préjugés, (renouant, peut-être, étrangement avec la méthode de Descartes) : interroger nos acquis pour reconstruire solidement. Or, pour P. Raynaud, cette vocation féconde du  nietzschéanisme serait contrecarrée par un esprit dogmatique inhérent à la pensée de Nietzsche, construit autour des deux pôles que sont le renversement des valeurs et l’éternel retour. Ces deux piliers conduiraient à faire renaître une métaphysique figée dans le nietzschéanisme, écrasant le caractère proprement explosif et corrosif de cette pensée (lecture par ailleurs très inspirée de Heidegger). Mais comment se servir alors de la critique de la modernité qui se trouve être justement celle du renversement des valeurs ?

            Pour déconstruire un système, il faut utiliser son architectonique afin de le faire s’écrouler. La logique contre la logique. Le renversement des structures est nécessaire pour aboutir à une critique de la modernité. Ce vaste ébranlement ne peut se faire sans la perspective claire de l’éternel retour du même. Que faut-il entendre par cette expression ? Il faut d’abord revenir à la question de l’aboutissement du projet de renversement : s’agit-il de tout détruire pour le plaisir de la destruction ? Rien de tel. Il s’agit à terme d’enrayer cette perspective nihiliste qui point sur celui qui s’essaie sur les chantiers de la critique : le nihilisme serait la conséquence directe de ce que l’on pourrait appeler « Nietzsche éducateur ». Au contraire, le retour du même s’impose comme la conséquence tragique du cycle temporel, qui s’accomplit non pas dans le déchaînement mais dans l’acceptation d’un retour du cercle dont il nous faut rire : l’artiste ne crée pas ex nihilo, mais il est investi d’un moteur qui lui fait reconnaître le devenir à l’identique. En cela, Nietzsche se rapproche à bien des égards des philosophies antiques pour lesquels le bonheur passe par l’acceptation du flux du devenir. Il ne s’agit donc pas d’un dogmatisme ontologique mais d’une attitude à l’égard des choses : le retour du même n’est pas tant une théorie du renouvellement des événements que le point nodal du tragique dans lequel se trouve l’individu. De l’agir au pâtir, du renversement à l’éternel retour, le devenir nietzschéen est mû par le dynamisme de ces deux axes. Donc, considérer Nietzsche comme un guide, c’est s’appuyer justement sur ces deux pôles.

            Vincent Descombes, dans son article « le moment français de Nietzsche », annonce d’emblée qu’il va interroger la réception nietzschéenne par les structuralistes et post-structuralistes. Il identifie le choix de la lecture de Nietzsche comme le choix de la posture militante à l’égard de tous les camps idéologiques de l’époque : le nietzschéanisme comme le garant d’une indépendance eu égard aux idéologies. Pour V. Descombes, Nietzsche n’est pas un penseur du soupçon : contrairement à Freud ou Marx, il ne construit pas sa pensée autour d’un système organisant l’origine des sentiments humains, mais il essaie de rendre compte des mécanismes souterrains qui ont lieu dans la conscience prise comme telle et non interprétée à nouveaux frais. Le choix du nietzschéanisme, c’est le choix de l’herméneutique et du perspectivisme sans fin, où tout peut être nouvellement interprété, contre l’idéologie mortifère qui rend compte d’une interprétation dominante. Mais, selon V. Descombes, cette posture est oublieuse de la différence entre comprendre et interpréter : il y a une faute logique à penser que l’auteur n’est toujours qu’un traducteur. Cette non-reconnaissance différentielle est à l’origine de l’impossibilité à prendre une décision politique. Le nietzschéanisme est donc foncièrement apolitique car il suppose l’absence de souveraineté de l’individu dans le champ pratique. A cette critique de V. Descombes, il convient de rappeler combien la posture nietzschéenne à cette époque a permis de sortir des carcans clos de la guerre froide. L’apolitisme auquel il conduit est sans doute ontologiquement recevable. Pourtant, l’idée du débat public repose sur la possibilité du perspectivisme et de l’enrichissement qui en découle. En d’autres termes, si la posture nietzschéenne peut conduire à un apolitisme, elle est avant tout fondatrice d’une possibilité antagonique et en cela vivante, riche et plurielle d’un réel débat dans l’espace public. La seconde critique faite au nietzschéanisme est qu’il repose sur une vison téléologique de l’histoire via la culture : en effet, celle-ci doit à terme donner naissance à l’homme supérieur qui s’affranchit de la loi et de la culture. Ce processus, qui aurait été mal interprété par Deleuze, serait non pas l’affranchissement de la loi mais le possible conditionnement parfait, l’intégration totale de la loi que l’on imite, nous met en garde V. Descombes : sortir de la loi par l’intériorisation de celle-ci. Cette critique, aussi forte soit-elle semble ne pas prendre en compte l’interprétation de la morale par Nietzsche : celle-ci est une donnée purement artificielle qu’il s’agit  de mettre au jour pour pouvoir penser sa destruction. Or, cette déconstruction n’est pas la voie à suivre pour l’histoire : l’éternel retour du même vient, au contraire, empêcher toute nouvelle perspective téléologique de l’histoire.

            Les lectures de Robert Legros, Philippe Raynaud et Vincent Descombes témoignent d’une reconnaissance voire d’une dette véritable eu égard à Nietzsche. Ce n’est pas le cas des quatre derniers articles d’Alain Boyer, d’André Comte-Sponville, de Luc Ferry co-écrit avec Alain Renaut et celui de Pierre-André Taguieff : il s’agit plutôt ici d’affirmations démagogiques, de lectures approximatives sur fond d’idéologie libérale.

            « Hiérarchie et vérité », voici les deux thèmes de la pensée de Nietzsche traité par un fervent disciple de Popper, Alain Boyer. A un égalitarisme grégaire d’héritage judéo-chrétien, Nietzsche oppose une hiérarchie réelle privilégiée qu’il considère comme révélatrice de la nature effective de l’homme, à savoir, la volonté de puissance. La thèse d’A. Boyer est que cet inégalitarisme absolu va de pair avec la conception nietzschéenne de la vérité. Si A. Boyer note que Nietzsche n’est pas un vulgaire relativiste, il n’en demeure pas moins vrai que pour Nietzsche, il n’y a pas de vérité scientifique, mais une croyance en la science sensiblement similaire à la croyance en la religion. Cette attaque conduit au mépris de la science, et pour A. Boyer, au crédo heideggerien « la science ne pense pas » (mal compris de toute évidence ici!)[4]. L’objectivité scientifique, sans vérité, en ce qu’elle est également soumise à des valeurs, entraîne la destruction de la rationalité. Le vrai n’est que le produit de forces dominantes, en d’autres termes, il n’y a pas de transcendance de la vérité. Sans vérité, pas d’égalité, tel est le constat logique de la pensée de Nietzsche : nous sommes supposés être égaux parce-que tous pourvus d’une rationalité nous permettant d’arriver à la vérité. En ce sens, tout renversement des valeurs du vrai serait, pour A. Boyer, non pas souhaitable, mais l’annonce d’un danger éminent de refus de la rationalité : admettre avec Nietzsche que l’art « vaut » plus que la science serait admettre l’artifice contre la norme. C’est la révocation immédiate de tout idéal de vrai, scientifique comme éthique, et ainsi, la remise en cause de la démocratie parlementaire fondée sur le principe de rationalité. Nourri par ses lectures popperiennes, A. Boyer prêche pour une science et pour une vérité nourrie par le débat et pense la possibilité d’une issue « heureuse » du vrai, garant du principe d’égalité. Le schéma sur lequel se fonde A. Boyer est pourtant biaisé : la question ontologique de la vérité sous-tend la possibilité d’une rationalité. Or, est-ce souhaitable de penser qu’il faut une vérité, scientifique ou autre, pour croire que nous pouvons avoir accès à notre raison ? Le relativisme des valeurs nous pousse à une tolérance bien nécessaire, et faire le choix de normes différentes des nôtres ne veut pas nécessairement dire être dépourvu de rationalité. Nous voilà dans une apologie de l’ethnocentrisme, prouvée notamment dans l’usage du terme de « norme » chez A. Boyer, là où Nietzsche parle de valeurs. A cela, Nietzsche objecte justement le constat du perspectivisme, la vérité du pluriel, qui fonde justement la vérité démocratique parlementaire, comme nous l’avons déjà mentionné pour V. Descombes : au fondement de la démocratie, il faut pourtant une intégration de la pluralité féconde des valeurs.

            L’article co-écrit par Luc Ferry et Alain Renaut, « ce qui a besoin d’être démontré ne vaut pas grand chose » est un article purement idéologique visant à montrer que Nietzsche ne peut susciter l’objet d’un intérêt quelconque dans le champ libéral. Nous voilà prévenus. Le besoin d’extériorité du sujet de droit, nécessaire pour trouver une norme juste, est déclaré impossible dans la philosophie nietzschéenne : il n’y a pas d’en dehors. Cela témoignerait d’un refus de la dialectique et d’un retour nécessaire à l’autorité, nostalgie du passé et seul moyen de sortir de la décadence où mène la démocratie. L’éternel retour serait le symptôme de l’impossible nouveauté, de l’enracinement permanent du sujet dans les traditions. Pourtant, désireux de surmonter l’absence de valeurs qu’est le moment nihiliste, Nietzsche souhaite l’avènement d’un surhomme créateur. Quand au titre : « Was sich erst beweisen lassen muß, ist wenig werth »[5], notons tout d’abord l’oubli caractéristique du erst, « ce qui doit d’abord être démontré, ne vaut pas grand chose ». La démonstration ne doit pas a priori déterminer la valeur des choses, elle n’est qu’a posteriori en fonction de ce que nous déterminons nous-mêmes comme ayant de la valeur. Mais le dogme de la toute puissance de la démonstration n’est pas critiquable aujourd’hui, sans penser à la destruction du principe du vrai, garant d’une activité politique vraie. La démonstration n’est pas toujours garante d’objectivité. Elle soumet au contraire l’individu à l’arbitraire inaperçu de celui qui a d’abord enjoint que ceci ou cela aurait de la valeur, à la manière de Socrate qui fit de son régime de vie un modèle de vertu.

            L’article de l’historien Pierre-André Taguieff « le paradigme traditionaliste : horreur de la modernité et antilibéralisme. Nietzsche dans la rhétorique réactionnaire » vise à faire de la pensée de Nietzsche un modèle conservateur moderne. Les ennemis du libéralisme que sont Donoso, Cortès, Bonald, Spengler ou Evola sont placés sous la même enseigne que Nietzsche. Celui-ci inaugurerait en effet le paradigme du « second traditionalisme (…) (qui) fait basculer la hiérarchie du politique et du théologico-religieux au profit du politique », conduisant au volontarisme nationaliste, dont l’Action Française serait l’exemple patent. Voyant la décadence de la modernité et l’indiscutabilité des principes, la nouveauté chez Nietzsche réside dans une solution non pas divine mais surhumaine, un autodépassement qui permettrait de trouver une solution à l’impasse devant laquelle se trouve l’individu moderne en proie au nihilisme, incapable de trouver des réponses à ses interrogations. Si P-A. Taguieff concède lui-même que Nietzsche n’a pas été si lu en France, invoquant une germanophobie chère aux milieux traditionalistes, il s’obstine pourtant à voir en Nietzsche un honteux guide spirituel pour le nationalisme français. Mais un homme qui croit au surhomme, au renversement des valeurs, à la faiblesse de la morale, organe artificiel pour gouverner, est-il vraiment un interlocuteur adéquat ? Loin s’en faut. Une lecture attentive de Nietzsche décèle certes une critique du monde moderne, de l’égalité, de l’absence de hiérarchie, une valorisation du haut style, une exacerbation de la volonté directrice. Mais dans quel but ? Celui de montrer à quel point les hommes sont les créateurs de tout ce qu’ils érigent en idéal et ce, dans le but de dominer : un sacré coup porté à la sacro-sainte autorité dont se prévalent les ambassadeurs des milieux traditionalistes. On note aussi que l’article de P-A Taguieff ne cite que très peu Nietzsche préférant des passages de Bertrand-Mistral ou de Maurras ce qui décrédibilise toute la démarche.

            Si A. Comte-Sponville croit faire de la philosophie dans son passage « la brute, le sophiste et l’esthète : l’art au service de l’illusion », opposant Nietzsche la plupart du temps à Spinoza, l’indétrônable, mentionnant les rapports entre le NSDAP et la pensée de Nietzsche[6], il se trompe. C’est choisir une voix bien facile, éculée et sans fondement pour détruire inélégamment un auteur tel que Nietzsche. On y passe en revue les problèmes de vocabulaire « morale des maîtres et des esclaves », appâter le peuple par des mots sans en expliquer ni le pourquoi, ni le comment, faire du politiquement correct encore et toujours. A. Comte-Sponville dresse une caricature : antisémitisme (avec la mention d’Etty Hillesum « j’ai choisi (…) la sainte juive »[7] contre la « brute blonde »… Rappelons que l’un des premiers exégète anglais de Nietzsche n’est autre que Oscar Levy, qu’il est juif et savait lire Nietzsche), inégalitarisme, inconséquence eu égard aux femmes, apologie du droit à la violence, pour ne citer qu’un passage « la pensée de Nietzsche est raciste en son essence »[8] et permet « la justification du pire »[9], le triomphe des instincts sur la morale, en un sens, un monde débridé (où les mai 68 risqueraient de fleurir à tout va). Bien qu’on lui concède une dimension critique féconde, Nietzsche demeure pourtant dans ce texte la brute amorale pour qui l’esthétique tient de morale et de logique. Alors « nous braves gens (…) pourquoi serions-nous nietzschéens »[10], ces dernières lignes sacrent l’enterrement de la probité intellectuelle de la part de son auteur. Etre nietzschéen, c’est être marxiste, c’est être mauvais, c’est être illogique, c’est être dogmatique (le dogmatisme du perspectivisme) : en bref, c’est être dans le camp identifiable pour tous les maux identifiés A. Comte-Sponville. On cessera ici la liste des méfaits de l’infréquentable Nietzsche.

            Penser que l’on peut faire dire à Nietzsche ce que l’on souhaite, c’est nécessairement ne pas saisir cet auteur aux multiples facettes, en qui s’agitent des forces diverses; l’écriture d’une vie qui – en un sens trop absent dans cet ouvrage – s’est consacrée à la pensée. Ce collectif est construit sur différentes perspectives de Nietzsche : c’est exactement ce que celui-ci prône quand il parle de perspectivisme, à savoir, l’existence de points de vue divers et antagoniques, qui au travers de l’art, de l’écriture, se donnent à entendre. Nos chantres libéraux usent des méthodes de Nietzsche. Et ces méthodes sont celles qui fondent justement un droit égal pour chacun en démocratie à la parole. Cela n’est pas par hasard que le paysage nietzschéen est à gauche, contrairement à la lecture caricaturale que l’on peut faire de Nietzsche (le « méchant » a-et immoral, élitiste et anti-égalitaire).

            « Vouloir définir intellectuellement un « projet moderne » sans y inclure son prolongement nietzschéen, c’est être incomplet ou inconséquent. »[11], voilà qui est honnête de la part de V. Descombes. Nietzsche n’est pas une erreur de l’histoire, une bizarrerie dont seuls se servent quelques gauchistes peu fréquentables ou pire, des ultra-conservateurs. C’est une critique de la modernité actuelle, bien qu’elle dérange ceux qui ne perçoivent pas ce qu’elle a de proprement sulfureux. La mauvaise volonté de certaines lectures semble être le reflet d’un ressentiment certain eu égard aux structuralistes et post-structuralistes, dont cherchent à se démarquer les auteurs dans ce livre. Se dire nietzschéen, c’est sans doute dire non à la modernité, mais c’est aussi avoir le droit de voir avec lucidité l’échec de la modernité. Le libéralisme ne doit pas se soustraire à la dimension critique, sans quoi lui aussi retombe dans une nouvelle forme d’idéologie dogmatique.

A bon entendeur.

Anna Taton

Mai 2010


[1] Ed. Grasset, et Fasquelle, Livre de poche collection biblio essai, 1991.

[2]     Oeuvres, Friedrich Nietzsche, Tome 2, éditions Robert Laffont collection Bouquin, Ecce Homo, trad. Henri Albert  révisée par J. Lacoste, p. 1198.

[3]     Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens, éditions Grasset, et Fasquelle, Livre de poche, collection biblio essai dirigée par J-P. Enthoven, 1991, p. 225.

[4]     Rappelons qu’Heidegger entend par la « pensée » le travail continué du sens. La science donne des réponses, là où la philosophie cherche indéfiniment le sens en question.

[5]     Nietzsche, Die Götzen-dämmerung, « das Problem des Sokrates », Aph. 5, KSA, de Guyter, Band 6, 70, trad. fr. Le Crépuscule des idoles, le problème de Socrate, « ce qui doit d’abord être prouvé ne vaut pas grand chose. » traduction littérale.

[6]     On rappellera que c’est la soeur de Nietzsche qui falsifia ses écrits pour les donner aux nazis qui en firent un penseur du régime à partir de faux.

[7]     Op. cit. p. 93.

[8]     Op. cit. p. 56.

[9]     Op. cit. p. 60.

[10]    Op. cit. p. 95.

[11]    Op. cit. p. 132.

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